Plaidoyer pour la fusion

Discours de remerciement de Michel Serres à l'occasion de la remise du 'Meister Eckhart Preis' 2012

Chers amis,

Ému de votre générosité, je dois, en guise de remerciement, vous dire à voix haute mon rapport vivant à l’Allemagne et avouer le rêve que cette relation, raisonnable et passionnelle, m’inspira.

Ma vie

J’avais neuf ans au début de la seconde guerre mondiale et quinze en sa fin; j’ai donc vécu la mobilisation, la défaite subite, l’occupation, les privations et les bombardements; j’ai vu arriver les réfugiés, partir les déportés, j’ai connu l’épuration et suivi les travaux du tribunal de Nuremberg. J’ai tant souffert, enfant, des tragédies qui opposèrent nos deux peuples que je n’ai pu apprendre l’allemand, langue pourtant que j’ai su, plus tard, aimer, respecter, admirer. Ma formation première a été blessée intimement par ce conflit et par ceux qui ont précédé ou suivi. Plusieurs guerres abominables ont construit mon corps, mes os, ma chair et mon sang; j’ai donc une âme de paix.
Durant les années 1950-1970, adulte, j’ai participé avec enthousiasme à la réconciliation et aux rapprochements. Professeur d’Université, j’ai accueilli dans mon cours, à Paris, beaucoup d’étudiantes et d’étudiants allemands, devenus depuis mes amis, qui alors étaient malades de culpabilité; je les consolais. «De quoi parlez-vous», leur disais-je, «nous avons oublié!» L’histoire demande un devoir de mémoire, mais la vie exige le devoir d’oubli.
Depuis soixante ans, une paix, historiquement rare, règne en Europe occidentale où l’amitié a remplacé la haine. 85% de vos mariages mixtes unissent des couples franco-allemands. Chaque fois désormais que, me rendant de France dans votre pays, je passe la ligne qui, jadis, traçait entre nous la frontière, mais qui, depuis son abolition, a rendu obsolètes guérites, fonctionnaires et contrôles de toutes sortes, alors, pris d’émotion, je verse des larmes; je ne peux m’empêcher de pleurer. Quelle joie de ne plus vivre séparés!
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Quel progrès depuis le temps où nous laissions, sur une terre pourtant fraternelle, des millions de morts!
Je suis fier d’appartenir à la génération qui suit celle des pionniers de la construction européenne tels qu’Adenauer ou Schumann, lesquels travaillèrent leur vie durant à rapprocher deux pays jadis déchirés au cours de batailles que beaucoup considèrent comme des suicides collectifs. Pour mille raisons, mais surtout pour cet irénisme, c’est-à-dire une prise de position pacifiste, je me présente devant vous comme un Européen convaincu.
Mais impatient, aujourd’hui, de courir à l’étape suivante, celle de la fusion. J’en rêve. Nous devons, ensemble, passer la deuxième vitesse de l’Union européenne. Je souhaite une complète union entre l’Allemagne et la France, ou plutôt entre les Allemands et les Français. J’explique plus loin cette distinction.
Quelles raisons rendent cette fusion souhaitable, possible et peut-être nécessaire ? Notre histoire Il arrive qu’Allemands et Français se croient fort différents. Je voyage beaucoup pour enseigner; je vis depuis longtemps aux États-Unis et ailleurs, où je rencontre des émigrés comme moi. Au sein de l’Europe, nous ne nous rendons pas compte à quel point, pontant nos dissemblances, une culture commune nous anime et nous unit. De l’extérieur, elle se remarque mieux. Plusieurs traits nous rapprochent.
Voici deux peuples de penseurs, de savants et d’ingénieurs, fort différents des anglais, plus empiristes et sceptiques. La pensée cartésienne à la française n’est pas si éloignée de l’idéalisme allemand ni nos Lumières de votre Aufklärung. Voilà autant d’expressions d’une confiance passionnée en la raison. La recréation en Allemagne du modèle universitaire au XIXe siècle, fut stimulée par les succès de la science française avant et après la Révolution. Notre histoire culturelle montre une floraison parallèle, souvent fraternelle, de mathématiciens purs, de physiciens, biologistes, spécialistes de sciences humaines… Nous affrontons l’abstraction et savons l’appliquer. D’où mille inventions formelles et pratiques, techniques et industrielles.
Deuxième proximité: Nous avons un respect commun de l’État et du droit. Certes, nous différons dans la décentralisation, plus souple sur la rive droite du Rhin qu’en France, mais, inversement, le tribunal de Karlsruhe a plus de pouvoir et d’indépendance que notre Conseil Constitutionnel.
Troisième proximité, religieuse celle-là: Nous avons vécu et vivons encore la dualité chrétienne catholiques-protestants: plus luthérienne d’un côté du Rhin, plus calviniste, de l’autre. J’ai souvent pensé à la Révocation de l’Édit de Nantes qui a ‘peuplé’ Berlin, par
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exemple de familles d’émigrés français. Nos guerres, depuis lors, ne furent-elles pas fratricides? Enfin, nous sommes fascinés les uns par les autres. Les Français sont attirés par l’Allemagne, par ses succès économiques et industriels, et les Allemands intéressés par le mode de vie français, qu’ils trouvent parfois heureux. Les automobiles d’un côté; les fromages et le vin, de l’autre! Beethoven ici, les Impressionnistes, là. Cette fascination peut devenir, parfois, puissamment critique: vous haïssez notre indiscipline, nous détestons votre obéissance. L’attirance, même et surtout accompagnée de ce genre de violence, ne caractérise-t-elle point les passions de l’amour?
Mais il ne s’agit là que d’histoire et de clichés convenus. Parlons du présent. Le projet Notre fusion est, aujourd’hui, devenue nécessaire pour ces raisons positives, mais aussi parce que nous courons, tous deux, des dangers. La France, de son côté, est en difficulté économique. Elle a opté pour les grands groupes et le manque de PME pèse lourdement sur ses échanges. Elle subit une crise sérieuse de désindustrialisation. Inversement, l’Allemagne a pris les bonnes décisions et en récolte aujourd’hui les résultats heureux. En meilleure santé, pour l’économie, que tous les pays européens, elle en attire la main d’œuvre. Mais elle subit, quant à elle, une crise de dénatalité, face à une assez bonne natalité française.
Nous sommes donc en danger l’un et l’autre, ce que nous n’admettons pas volontiers, parce que nous continuons à suivre des modèles dont l’excellence nous a réussi dans le passé, mais qui se trouvent de moins en moins adaptés au monde actuel. J’ai peur que nous devenions de bons constructeurs de Musées, en ressassant le chapitre que je viens de clore, sur notre culture commune.
En danger tous deux, pouvons-nous nous sauver l’un par l’autre? Oui. Fusionnons.
Comment?

Désuétudes

Cette union ne doit prendre la forme ni d’une Nation ni de la Patrie. Les sentiments et les idées induites par ces organisations historiques produisirent, jusque dans le passé récent, trop de guerres et de morts. Rien de plus enivrant que le sentiment d’appartenance, mais il coûte cher, affreusement, en vies humaines. Je l’ai dit en commençant, pensons moins en termes de communautés, de pays, d’ensembles, ou même d’espace, ou même de carte…qu’en termes de personnes.
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Si la fusion se fait, elle doit se décider directement entre les Allemands et les Français, d’individus à individus. Histoire des nouveautés Inventons un nouveau type de dynamisme associatif, peut-être même de nouvelles institutions. Toutes les anciennes, les vôtres comme les nôtres, sont liées à deux ères qui s’achèvent, celle de l’Écrit et celle de l’Imprimé.
Il fut autrefois un temps où les aèdes propageaient leurs messages de la voix vers les oreilles, en chantant les exploits immortels de Gilgamesh, la colère d’Achille, guerrier, les ruses d’Ulysse, marin. Les cerveaux et les corps servaient seuls de mémoire, de supports pour les messages. Quand un vieillard mourait, le deuil regrettait l’équivalent d’une bibliothèque, souvenirs et expériences. On pourrait nommer cette ère: orale.
L’invention de l’écriture – le message gravé de main d’homme sur le marbre, l’airain, le rouleau, puis le manuscrit… tel l’enseignement légué par Maître Eckhart – bouleversa toutes les institutions d’alors, dont nous avons perdu en grande partie souvenance. Elle permit la rédaction de textes de lois, l’émergence de l’État, la centralisation des villes, l’organisation de la pédagogie, sans doute aussi la naissance miraculeuse de la Géométrie en Grèce et, en Israël, la révélation d’un Dieu unique, écrivant par la plume des Prophètes.
L’invention de l’imprimerie – le message gravé de manière artisanale et mécanique – suscita d’analogues révolutions: juridiques, commerciales, politiques, même les commencements de la science moderne, pilotée par la physique mathématique. Elle fit aussi apparaître la Réforme; à cette occasion, Martin Luther fit imprimer ses écrits en langue allemande. Le mot d’ordre de la Réforme pourrait ainsi se résumer à cet adage ironique (et peut-être discutable): «Tout Protestant fut Pape une Bible à la main» (témoignant des rapports que le protestantisme entretenaient avec l’Écriture Sainte). Sortie de son contexte satirique, cette phrase laisse alors transparaître un certain renouveau de la démocratie. Il suffisait, en effet, de disposer de livres pour se délivrer du poids volumineux de la mémoire et avoir, comme disait, chez nous, Montaigne, «un tête bien faite et non une tête bien pleine», pour juger, à part soi, des bienfaits ou des méfaits de telle ou telle décision prise par la hiérarchie. Celle-ci, du coup, devenait fragile.
Nous vivons aujourd’hui le quatrième acte de cette histoire millénaire, scandée par ces ères orale, écrite, imprimée… enfin numérique. La nouveauté électronique, qui change, à nouveau, le couple message-support, entraîne et entraînera des bouleversements aussi puissants que ceux que les deux ères précédentes imposèrent dans tous les domaines: droit, économie, politique, science, pédagogie et religions… Excellentes certes, et même les meilleures connues, nos représentations démocratiques s’essoufflent aujourd’hui, parce
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qu’elles datent d’ères achevées. Nous vivons un nouveau stade, où la voix de chacun parle, plus nombreuse encore qu’à l’époque de Luther, et, de plus, en temps réel. Les nouvelles technologies nous font franchir un cap aussi décisif que le passage de l’oral à l’écrit ou celui de l’écrit à l’imprimé.

Appel aux personnes

Je viens de le dire, nous sommes deux peuples d’inventeurs, de concepteurs, de découvreurs. Élaborons ensemble, de nouvelles manières de vivre et d’exister ensemble. Mon programme de fusion, je ne peux pas, je ne veux pas le remplir tout seul. Nous ne vivons plus aux âges où le législateur, écrivain ou penseur solitaire, proposait, imposait plutôt son organisation à un peuple qu’il pensait représenter. J’aurai dû le dire en commençant, le vrai trésor d’un pays se trouve, certes, dans la richesse de ses traditions, politiques ou économiques, mais surtout en ses individus vivants: les femmes, leur talent et leur bonté ouverte; les vieillards, leur expérience; les enfants, leur fraîcheur, et les mâles, leur vigueur inventive.
Je rêve donc non point d’une fusion entre l’Allemagne et la France, entre deux Nations, munies de frontières et de gouvernements, j’allais dire entre deux concepts, j’allais dire entre deux espaces, – je ne veux pas dessiner une nouvelle carte puisque l’espace réel est le lieu de l’exclusion – mais d’une alliance, d’un mélange entre les Allemands et les Français, mieux encore entre les Rhénans, les Bretonnes, les Bavaroises, les Alsaciens… dans un espace virtuel à créer, où nous pourrions accéder les uns aux autres en même temps.
Je rêve que, fidèles à notre temps, tous ensemble – les nouvelles technologies permettent de dialoguer, de faire entendre notre voix quel que soit notre nombre – nous inventions une nouvelle notion qui remplacerait celle de Nation et concevions d’autres formes de décision adaptées à l’ère informatique, des manières neuves de gérer, d’organiser nos vies civile, hospitalière, agricole, industrielle, commerciale, environnementale, pédagogique, culturelle, intellectuelle…
Tout est aujourd’hui à réinventer, car nous vivons un temps où mille et mille choses se sont transformées: le rapport au travail de la terre et donc l’être-au-monde; la population des cités, donc la citoyenneté; la médecine et l’espérance de vie, le rapport à la naissance et à la mort, la fréquence des transports, l’égalité des sexes, le mélange des cultures, la protection de la nature… Tout est à réinventer dans un environnement qui n’a plus rien à voir avec celui qui a vu naître des institutions désuètes que, par une sorte d’inertie, nous continuons à servir. Tout est à réinventer puisque les nouvelles technologies elles-mêmes sont encore tributaires des périodes antérieures, celles d’une économie de l’échange où le fusionnel n’a toujours pas lieu.
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Découvrons ensemble de nouveaux espaces communautaires. Appelons, pour cela, nos sœurs et nos frères, un à un.
Ainsi lassés des violences engendrées par des collectifs surannés, combien de peuples nous imiteraient si nous réussissions cette Utopie, si nous inventions ensemble la Réalité de notre temps?

MICHEL SERRES
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